CHAPITRE II
LES MARCHANDS DE VÉNUS
1
Mon nom : Audee Walthers ; mon boulot : conducteur de coquille d’air ; mon foyer : Vénus. Dans la Spirale ou dans une cahute heechee, la plupart du temps. Et sinon, là où je me trouve quand j’ai sommeil.
Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, j’ai vécu sur la Terre, à Amarillo Central. Mon père était gouverneur-adjoint du Texas. Il est décédé alors que j’étais encore en fac, mais ses années dans le service public m’avaient laissé une rente suffisante pour achever mes études, obtenir une licence de gestion commerciale et passer le certificat d’apprentissage de commis-dactylographe dans le service. Donc, j’avais un certain bagage pour me défendre dans la vie. En tout cas, c’est ce que la majorité des gens auraient pensé.
Seulement, après quelques années d’essais, je fis une découverte. Je n’aimais pas cette vie pour laquelle j’avais été formé. Non pas pour les raisons auxquelles les autres se seraient attendus. Amarillo Central n’était pas si mal que cela, après tout. Il m’est égal d’avoir à porter une combinaison antifumée, je peux supporter mes voisins même s’ils sont huit mille au kilomètre carré, tolérer le bruit, me défendre contre les gangs de gosses armés. Ce n’était pas le Texas en lui-même qui me déplaisait, mais ce que je faisais de ma vie au Texas, et a fortiori, ce que j’aurais été obligé d’en faire n’importe où ailleurs sur la Terre. Aussi pris-je la poudre d’escampette.
Je vendis ma carte de commis UOPWA à une femme qui dut hypothéquer la chambre de ses parents pour la payer. J’hypothéquais mes propres intérêts sur ma rente ; je pris le peu d’argent que j’avais épargné… et achetai un aller simple pour Vénus.
Rien d’étrange à cela. C’était ce que tous les mômes se promettaient de faire une fois adultes. La différence, c’est que moi, je le fis.
Je suppose que le cours de ma vie aurait été totalement différent si j’avais eu de la chance avec le fric, le vrai de vrai. Si mon père avait été gouverneur avec toutes possibilités de pots-de-vin et d’aumônes au lieu de n’être qu’un tâcheron de fonctionnaire… Si les indemnités qu’il m’avait laissées avaient inclu la Médication Totale illimitée… Si j’avais été au sommet de la pyramide au lieu d’être coincé dans la moyenne opprimée et comprimée des deux côtés.
Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Aussi pris-je la route des pionniers, et pour aboutir à quoi… ? Tenter de gagner ma croûte avec les touristes terriens dans la Spirale, principale structure de Vénus.
Tout le monde a vu des images de cette Spirale, du Colisée et des chutes du Niagara. La différence, bien sûr, est qu’on ne peut avoir des images que de l’intérieur de la Spirale. Elle se trouve en effet sous la surface de Vénus, dans une zone appelée Alpha Regio.
Comme tout ce qui vaut la peine d’être vu sur Vénus, la Spirale a été laissée par les Heechees. Personne jusqu’à ce jour n’était parvenu à comprendre ce que les Heechees voulaient faire d’un entrepôt souterrain de trois cents mètres de long en forme de spirale, mais il était là et bien là. C’est pourquoi nous l’utilisâmes. Elle était ce que Vénus possédait de plus approchant d’un Times Square ou d’une avenue des Champs-Élysées. Tous les touristes terriens fonçaient droit vers la Spirale. Donc, ce fut là que nous commençâmes à les plumer.
Mon affaire de location de coquille d’air est plus ou moins honnête dans la mesure où le tourisme continue de fleurir sur Vénus. Du moins, elle l’est si vous ne tenez pas compte du fait que seul ce qui a été laissé par les Heechees sous sa surface vaut la peine d’être vu. Toutes les autres attractions touristiques de la Spirale sont plus ou moins de l’arnaque. Mais apparemment, les Terriens s’en moquent. N’empêche qu’ils doivent se rendre compte qu’on les escroque. Ils achètent tous une foule d’éventails à prières et de têtes de poupée ainsi que les presse-papiers en plastique transparent où Vénus, globe à courbes de niveau, flotte dans une espèce de tempête de neige jaune sale, faite de faux diamants de sang, de perles de feu et de cendres volantes. Aucun de ces souvenirs ne vaut le prix du fret que les touristes doivent payer pour les rapporter sur la Terre. Mais pour un Terrien qui peut se payer un billet interplanétaire, je présume que cela n’a aucune importance.
Pour des gens qui, comme moi, ne peuvent rien se payer, les pièges à touristes ont au contraire beaucoup d’importance. C’est grâce à eux que nous vivons.
Je ne veux pas dire qu’ils nous permettent de mettre du beurre dans nos épinards. Je veux dire qu’ils nous permettent de payer le manger et le dormir. Faute de ce revenu, nous mourons.
Sur Vénus, les façons légitimes de gagner de l’argent ne sont pas légion. Il y a l’armée, si tant est que vous la considériez comme légitime. Et sinon, il reste le tourisme et le hasard idiot. Mais les coups de bol idiots – comme gagner à la loterie, toucher le gros lot lors de fouilles heechee ou s’embarquer à l’aveuglette dans un boulot bien payé avec une expédition scientifique – sont tous des paris très risqués. Pour son bifteck, presque tout le monde sur Vénus dépend des touristes terriens. Si vous ne les dépouillez pas complètement lorsque vous en avez l’occasion, vous êtes cuit.
Bien entendu, il y a touriste et touriste. Ils arrivent en trois fournées distinctes. Et ce qui les différencie, c’est la mécanique céleste.
La Classe III est la catégorie pressée et crade. De retour sur la Terre, ce ne sont que de simples cossus. Les Classes III viennent sur Vénus tous les trente-six mois, à l’époque de l’orbite Hohmann. Ils empruntent la trajectoire à énergie minimum. En raison des fenêtres étroites de lancement sur les orbites Hohmann, ils ne peuvent rester sur Vénus plus de trois semaines. Aussi se ramènent-ils en voyage organisé, fermement décidés à profiter au maximum du quart de million de dollars que leur a coûté leur cabine, cadeau de leurs riches grands-parents pour leur réussite à un examen, ou économies amassées en vue d’une seconde lune de miel, ou que sais-je. L’ennui avec ces touristes-là, c’est qu’en général ils n’ont plus beaucoup de fric à dépenser une fois arrivés sur Vénus, car tout leur blé est passé dans le billet de traversée. Mais ce qu’il y a de bien, c’est qu’ils sont nombreux. Quand les vaisseaux-charters sont là, toutes les chambres à louer sur Vénus sont pleines. Parfois, six couples doivent se partager à tour de rôle une seule capsule cloisonnée. Les trois-huit au plumard. Alors, les gens comme moi remontent de leurs cahutes heechee à la surface et leur louent leurs propres chambres souterraines. Et ainsi, nous gagnons assez d’argent pour vivre peut-être quelques mois.
Mais on ne peut soutirer assez de blé des Classes III pour tenir le coup jusqu’à l’époque de la prochaine orbite Hohmann. Voilà pourquoi lorsque les touristes de classe II arrivent, nous nous entre-tuons à coups de couteau pour pouvoir les piller.
Les Classes II correspondent aux moyens richards. Les millionnaires pauvres, si vous voulez. Ceux dont le revenu annuel ne dépasse pas les sept chiffres. Ils ont les moyens de s’offrir une traversée sur les orbites à haute puissance, ce qui ne prend qu’une centaine de jours environ au lieu de l’interminable et lente dérive Hohmann. Le prix de cette traversée s’élève à la coquette somme d’un million de dollars et des poussières, si bien qu’ils sont beaucoup moins nombreux que les Classes III. Toutefois, il en arrive au compte-gouttes tous les mois ou presque, lorsque les conjonctions orbitales sont assez favorables. Ils ont également beaucoup plus de pognon à claquer lorsqu’ils arrivent sur Vénus. Il en est de même pour une autre catégorie de classe II. Ceux-là attendent les quatre ou cinq époques au cours d’une décennie où les planètes, dans leur ballet balistique, se placent d’elles-mêmes selon une configuration à basse énergie qui permet à ces voyageurs d’atteindre trois planètes sur une orbite sans consommer plus d’énergie que pour une traversée directe Terre-Venus. Ils nous atteignent en premier, si nous avons de la chance, puis se rendent sur Mars. (Comme s’il y avait quelque chose à faire sur Mars !) S’ils commencent par Mars, il ne nous reste plus que les miettes laissées par les colons martiens. C’est un sale coup, car ces miettes sont toujours réduites.
Mais les gros richards… Ah ! les gros richards ! Ces petits joyaux de la Classe I ! Ils viennent quand ça leur chante, saison orbitale ou pas, et eux peuvent flamber.
Lorsque mon informateur de la base d’atterrissage me signala l’arrivée du charter privé Youri Gagarine, mon nez se mit à frémir. Je flairai l’oseille.
Ces passagers étaient sûrement des pigeons à plumer. On était hors saison pour tout le monde, excepté pour les vrais riches. L’unique problème qui me turlupinait était le nombre des concurrents qui allaient chercher à me trancher la gorge pour être les premiers à mettre le grappin sur les passagers du Gagarine… tandis que moi, je ferais de mon mieux pour trancher la leur.
C’était important. J’étais sacrément à court de liquide à ce moment-là.
Une entreprise de location de coquille d’air exige un capital beaucoup plus élevé que, par exemple, un stand d’éventails à prières. J’avais eu la chance de pouvoir acheter ma coquille à bas prix lorsque le type pour lequel je bossais était mort. En fait, je n’avais pas trop de concurrents. Deux de ces requins étaient alors hors service pour cause de rafistolage et deux autres étaient partis avec leur baluchon pour des fouilles heechee à leur propre compte.
Donc, j’estimais que j’avais toutes les chances de mettre le grappin sur les passagers du Gagarine, quels qu’ils soient… à condition qu’ils soient intéressés par une virée autour de la Spirale, hors du labyrinthe des recherches heechee.
Et il fallait qu’ils le soient, car j’avais terriblement besoin d’argent. Voyez-vous, mon foie me posait un petit problème. D’après les explications que m’avaient données les médecins, il me restait trois choix : retourner sur la Terre et y vivre pendant un certain temps, soutenu par une dialyse externe ; trouver de l’argent pour me payer un transplant ; ou enfin, casser ma pipe.